Chers membres des cellules,
« Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Telle est la deuxième béatitude selon saint Matthieu, peut-être plus paradoxale encore que la première. On comprendrait qu’on ait du mal à la recevoir. Serait-ce une manière de maintenir tous les miséreux dans la soumission à leurs épreuves en leur faisant espérer le renversement du jugement divin décrit dans l’histoire du pauvre Lazare ?
« Tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. » (Lc 16, 25) De plus, est-ce que cette béatitude peut tenir devant la souffrance d’une mère qui a perdu son enfant : « c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus. » (Mt 2, 18) A toutes ces mères, Jésus n’a pas rendu leurs enfants. Pourtant, il l’a fait pour une d’entre elles, la veuve de Naïm : « Le Seigneur fut saisi de compassion pour elle et lui dit : “Ne pleure pas.” » (Lc 7, 13) De quoi était-ce donc le signe ?
Les larmes ont toujours à voir avec le mal, dont la forme la plus radicale semble être la mort. A cela, l’Ancien Testament répondait déjà par une promesse divine : « Il fera disparaître la mort pour toujours. Le Seigneur Dieu essuiera les larmes sur tous les visages. » (Is 25, 8)
Cette deuxième béatitude énoncée par Jésus est comme un écho de cette promesse, annonçant qu’avec la venue et la présence de Jésus, le mal n’aurait pas le dernier mot. Sa victoire est présente dans sa manière de vivre autant que de mourir. Avec la première, il remporte la victoire sur le péché, comme cause de tout mal ; et avec la seconde, il achève cette même victoire en sa source mais aussi jusqu’en son ultime conséquence qui est la mort physique et surtout spirituelle.
Au cours du dernier repas, la veille de sa Passion, Jésus a repris cette image des larmes qui seront à jamais essuyées : « Vous allez pleurer et vous lamenter, tandis que le monde se réjouira ; vous serez dans la peine, mais votre peine se changera en joie. » (Jn 16, 20) Et je vous laisse lire encore pour vous-mêmes les deux versets suivants. Si Jésus peut énoncer cette béatitude de ceux qui pleurent, c’est parce qu’il est venu pour vaincre l’Adversaire. Comme dit l’Ecriture : « Ne pleure pas. Voilà qu’il a remporté la victoire, le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David : il ouvrira le Livre aux sept sceaux. » (Ap 5, 5)
Si les larmes sont toujours liées à un mal, je voudrais cependant être plus précis et distinguer trois situations qui peuvent se rencontrer et qui tracent pour nous autant d’attitudes à vivre et à développer dans notre vie chrétienne.
Il y a d’abord le cas des larmes de repentir. C’est le cas de la femme pécheresse entrée chez Simon le pharisien pour se tenir « tout en pleurs » (Lc 7, 38) aux pieds de Jésus. C’est aussi le cas, évidemment, de Pierre qui « pleura amèrement » (Mt 26, 75) après son reniement. Lorsque nous chutons nous aussi, ne pleurons pas notre grandeur perdue, ce qui ne serait qu’une nouvelle manifestation de notre orgueil. Comme la femme pécheresse et comme Pierre, pleurons notre péché qui a blessé l’amour de Dieu. Avec le psalmiste, nous chanterons : « Heureux l’homme dont la faute est enlevée, et le péché remis ! » (Ps 31, 1)
Les larmes de cette béatitude peuvent aussi être celles de la compassion. Comme nous y exhorte l’Apôtre : « Pleurez avec ceux qui pleurent. » (Rm 12, 15) Cette sensibilité à la souffrance d’autrui pousse le disciple du Christ à porter en lui-même quelque chose de ce qui accable le prochain. Il y a un lien évident avec la béatitude des miséricordieux, de ceux qui se laissent d’abord toucher aux entrailles avant d’agir concrètement pour celui qui, sur leur route, gît à terre (cf. Lc 10, 30-37).
Enfin, les larmes peuvent être le signe de l’amour, un amour qui a été atteint par le mal. C’est ce qui arrive par exemple aux enterrements. La douleur des différents membres de la famille est comme le négatif des liens d’affection qui les unissaient au défunt. C’était le cas en particulier de Marie-Madeleine qui « se tenait près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs. » (Jn 20, 11) A elle, comme à nous tous, le Ressuscité vient redire : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » (Jn 20, 13.15)
Pour que nous sachions pleurer devant le mal et espérer notre véritable Bien, je vous bénis.